Le jazz et le Soudan, toute une histoire, faut voir. Longtemps « le pays des Noirs » (le mot désignant le Soudan en arabe) fut associé à quelques rares noms : Abdel El Aziz Al Mubarak, le crooner de Khartoum qui flirta avec toute la great black music, le chanteur aux accents blues folk Abdel Gadir Salim, ou encore Ahmed Abdul Malik (Jonathan Tim Jr pour l’état-civil américain), bassiste de jazz qui revendiqua dès les années 1950 ses origines soudanaises et se convertit à l’oud, gravant quelques classiques (Jazz Sahara, un programme en soi). C’était bien peu mais suffisant pour entretenir une mythologie, d’autant que d’Ahmad Jamal à Randy Weston, plus d’un pointait cette terre des ancêtres comme le berceau d’une autre manière de voir le monde.
Plus récemment, nos oreilles se sont grandement ouvertes en la matière, notamment grâce au label Ostinato Records qui a publié en 2018 Two Niles, une très sérieuse sélection, tandis que le chantre soudanais Munheim Rahama était convié à participer au festival La voix est Libre, raout centré autour du geste improvisé.
En la matière, Habibi Funk avait déjà consacré dès 2017 un de ses volumes rétrospectifs (Muslims and Christians) à Kamal Keila, le « James Brown soudanais », puis ressorti de l’oubli l’album des Scorpions, un groupe en costard cravates emmené par le chanteur Saif Abu Bakr.
Leur album Jazz, Jazz, Jazz, un sommet qui pouvait atteindre les 1000 dollars sur eBay, témoignait d’une synergie musicale entre les traditions locales, les influences du continent — la rumba congolaise n’est jamais loin — et les musiques obliques des années 1970. Comme une preuve supplémentaire de l’effervescence de la capitale soudanaise, avant que cet underground nocturne ne soit peu à peu soumis aux injonctions de la charia mise en place par le Président Nimeiry qui avait pourtant, au cours des premières années de son règne, favorisé l’éclosion d’une scène locale. L’arrivée au pouvoir d’Omar el Bashir et de ses généraux, en 1989, mettra un terme définitif à cette parenthèse enchantée, les musiciens étant désormais condamnés à se taire ou s’exiler comme Saif Abu Bakr.
Surf sur le Nil, twist à Khartoum
Habibi Funk, le label de Jannis Stürtz, apporte une nouvelle pièce — de premier choix — à ce dossier, avec cet album de Sharhabil Ahmed. Né en 1935, ce chanteur au phrasé tout en subtiles mélismes ne cache pas sa référence ultime : Harry Belafonte. Et s’il s’illustra dès les swinguantes sixties, de jazz, il n’est que peu question ici, même si l’homme est considéré tel le roi de cette scène au Soudan. Comme souvent dans l’Afrique à peine émancipée de la tutelle coloniale, le mot jazz doit s’entendre comme la marque d’une musique moderne, entendez qui intègre des instruments occidentaux (notamment des sections de cuivres et vents), des éléments de langage empruntés aux musiques typiques de Paris et New York. Dans le cas présent, plus que de jazz, l’homme fait songer au meilleur des yéyés, aux plagistes de la surf music et du funk tendance rustique, rehaussée de rythmiques héritées des musiques kenyanes et congolaises, et d’un goût pour les ornementations propres à la musique égyptienne. Et par-dessus tout, le cousinage le plus évident est celui avec l’Éthiopie voisine, qui vécut un pareil âge d’or, souvent labellisé « jazz » à tort, et de travers.
« Quand notre génération est arrivée dans les années 1960, on a apporté un nouveau style. C’était l’époque de la révolution mondiale dans la musique. En Europe, les rythmes du swing et du tango étaient remplacés par le jazz, la samba, le rock’n’roll. On a aussi été influencé par cette régénération au Soudan. », se souvient le musicien (dans les notes de pochette, comme toujours des plus complètes chez Habibi) qui tout en tâtant du oud mit les doigts sur la guitare, le médiateur de ces années de grands mélanges. « Les instruments occidentaux arrivent bien à s’approcher des gammes de la musique soudanaise. J’ai assimilé différentes influences, des rythmes soudanais traditionnels au calypso et au jazz, et je les ai assemblés dans ma musique sans difficulté. »
Swing local et global, Sharabil l’original
De fait, le résultat est un curieux mélange, une bande-son qui, tout en étant 100 % originale, fait écho à mille autres de l’épique époque, aussi bien en Afrique qu’aux confins de l’Asie. Comme partout ailleurs, cette pop tisse un lien entre les accents toniques de la musique locale (la festive tradition haqiba, un des socles du son soudanais) et les arrangements d’un son en cours de « globalisation », suggérant que les désirs d’émancipation de la jeunesse étaient les mêmes de Rio à Tokyo, d’Helsinki à Khartoum.
Sharhabil Ahmed se produisit ainsi sur les scènes du monde entier, notamment européennes (comme à Paris, en 1998 et 2003, si l’on en croit les notes de pochette du disque). Pourtant, sa musique était restée sous les radars et cette sélection est d’autant plus bienvenue, surtout si l’on ne cherche pas à la mesurer à l’aune des productions du jazz d’alors. À cet égard, le Soudanais est très explicite dans un entretien daté de 1977, reproduit dans le livret. « Il y a la Haqibah (un style de musique soudanaise), le Shaabi (populaire), la musique capitale, qui est la plus courante pour la danse, mais ce n’est pas de la musique jazz. Certaines personnes qualifient ma musique de musique classique. En réalité, il n’en est rien ! » Simplement, celui qui fut peintre à ses heures en utilise des chromatismes, des couleurs, pour dessiner des motifs à sa palette. Et comme souvent, le jazz parvient à ajouter par touches subtiles une couche plus « sophistiquée », sans jamais gommer le caractère résolument pop de ces compositions, au plein sens de « populaire ». Ce dont témoigne parfaitement ces sept archives, qui rappellent chaque seconde que la musique s’écrit au fil d’un continuum esthétique, s’arrimant à l’héritage pour d’autant plus s’en départir. De cette oreille, plus que parrain d’un improbable jazz soudanais, Sharhabil Ahmed apparaît comme un indispensable passeur entre le séculier et l’actualité, ayant fouillé lui-même la tradition avant d’établir ses propres codes. Ce sont de telles qualités que l’on prête désormais à Alsarah and The Nubatones, érudite ethnomusicologue née à Khartoum en 1982 qui creuse le sillon de la mémoire des sables nubiens pour inventer une singulière rétropop, au croisement des cultures arabe et africaine. Elle fut baptisée « nouvelle étoile de la pop Nubienne » par The Guardian, un qualificatif qui pourrait bien coller pour ce « roi du jazz ».
The King Of Sudanese Jazz, sortie le 10 juillet chez Habibi Funk.
Crédits photo : Habibi Funk